Photo par Pok Rie, Pexels
‘La gestion durable de l'océan ’. ‘le capital naturel ’. ‘les services écosystémiques ’. Pourquoi ces expressions sont-elles problématiques ? Plutôt innocentes en apparence, elles contribuent à maintenir la vision dominante de la nature à l'origine de l'urgence climatique et écologique dans laquelle nous sommes.
La langue peut façonner nos pensées et influencer la manière dont nous percevons le monde. Certaines dénominations et expressions renforcent des mentalités d'une autre époque qui nous empêchent d'aller de l'avant. Nous pourrions commencer par abandonner les termes qui sous-entendent que la nature existe pour servir l'humanité et ceux laissant croire que l'argent importe plus que tout au monde. Nous entendons souvent qu'un changement de système est nécessaire pour mettre fin aux dégradations humaines de l'environnement et pour nous permettre de nous attaquer à la crise climatique. Je crois qu'il est fondamental de repenser les mots nous servant à parler de nature et de conservation pour faire advenir ce changement.
Et si les résultats sont là ?
Les mots par lesquels nous décrivons la nature peuvent paraître accessoires. Du moment qu'ils nous retiennent de raser les forêts, d'extraire des combustibles fossiles et de vider les océans, est-ce si important qu'une langue reflète une dynamique maître-esclave entre l'humanité et le monde naturel ?
En matière de mesures de protection, il devient évident que nous sommes confronté ·es à un problème plus fondamental, auquel se heurte également toute nouvelle politique ou initiative : à savoir la façon dont nous considérons le monde naturel en général et la place que nous nous attribuons en son sein.
La révolution industrielle a « dé-naturé » les sociétés, en installant des millions d'entre nous dans des villes et villages faits de béton, de verre et d'acier. Nous nous sommes distancé·es des lieux sauvages où nous habitions autrefois et des créatures sauvages qui nous entouraient. La nature est devenue une étrangère. Pour le journaliste Ian Johnson, les humains ne protègent pas ce qu'ils ne connaissent pas et ce qui n'a pas de valeur à leurs yeux.
La langue pouvant influencer nos pensées et nos comportements, et nos actes découlant de notre façon de réfléchir, il convient d'accorder une grande importance aux mots et aux expressions utilisés dans le cadre de l'élaboration de politiques et de stratégies visant à protéger l'environnement.
Comment gère-t-on un océan ?
Écrivant sur la conservation marine, je rencontre parfois des termes qui me mettent mal à l'aise. Le terme « stocks de poissons », par exemple, donne l'impression que les poissons sauvages vivant dans l'océan n'existent que pour la consommation humaine, comme des conserves de haricots dans un placard de cuisine ou sur une étagère de supermarché. Il s'agit plutôt de populations de poissons sauvages.
Ferme piscicole en Indonésie, par Tom Fisk, Pexels
On peut aussi citer comme exemple la « gestion des océans », qui apparaît dans de nombreux rapports gouvernementaux, sur le site web d'ONG, dans des articles, des livres et dans les conversations.
Dans mon esprit, l'idée que des personnes gèrent un océan semble improbable. L'existence des humains modernes remonte à 200 000 ans, environ, et celle des océans à la naissance de la Terre, ou presque. Les océans se sont formés il y a 3,8 milliards d'années, ce qui les rend 19 000 fois plus vieux que les humains. Parler de « gestion des océans » laisse penser que nous maîtrisons les écosystèmes les plus vastes et les plus sauvages de la Terre.
Nous pouvons empêcher la dégradation des océans et l'usage abusif de leurs ressources en introduisant des mesures de contrôle strictes sur l'utilisation de la mer par les personnes, et en réduisant drastiquement l'exploitation industrielle et commerciale – mais il est question de gestion des personnes, pas de gestion des océans.
Photo par Sebastian Voortman, Pexels
Les technologies et les connaissances actuelles permettent d'appliquer des lois de protection dans n'importe quel océan. Les diagnostics de conformité relatifs à la pêche commerciale peuvent inclure, par exemple : l'installation d'un système de surveillance des navires (« SSN ») sur tous les bateaux ; la présence d'observateurs indépendants à bord des navires ; des patrouilleurs en service ; une régulation stricte des permis et un plan de recensement des prises visant à vérifier que les poissons ont été pêchés légalement.
De telles méthodes permettent de protéger la vie sauvage sur plusieurs millions de kilomètres carrés dans l'océan Austral, qui couvre environ 10 % de la surface totale des océans du globe. Dans cette zone, les activités humaines, telles que la pêche commerciale et le forage, sont interdites ou strictement réglementées par la Convention pour la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique, qui a pour objectif, conformément à l'article 2 du traité, « la conservation des ressources marines vivantes de l'Antarctique. »
La gestion des personnes en faveur des océans correspond à une gestion de la pression. La mer et la faune et la flore marine ont besoin que nous les laissions en paix. Bien qu'il soit impossible de nous désintéresser totalement des océans, nous pouvons relâcher la pression exercée sur eux, suffisamment pour que le milieu marin et la vie sauvage commencent à se restaurer. Lorsque les eaux ne sont pas troublées, la vie foisonne à nouveau. Par exemple, selon une étude couvrant 124 réserves marines, la masse moyenne des animaux et des plantes présents dans celles-ci (soit la biomasse) a plus que quadruplé en trois ans, ce qui montre que des améliorations sont possibles.
Capital naturel
La déclaration sur le capital naturel (« Natural Capital Declaration ») a été écrite en 2012 lors de la conférence des Nations unis Rio+20. Le Programme des Nations unies pour l'environnement indique que cette déclaration témoigne de la volonté de PDG du secteur de la finance à travailler pour intégrer le critère du capital naturel à leurs produits et leurs services.
Le capital est généralement défini comme une grande quantité d'argent (ou tout autre actif économique) servant à produire davantage de richesse. Qu'est-ce donc que le « capital naturel » ? Pour la Banque mondiale, il s'agit d'actifs tels que les forêts, l'eau, les stocks de poisson, les minéraux, la biodiversité et la terre. Ne parle-t-on pas de la nature ? En effet, mais le mot clé est « actif » : le terme « capital naturel » désigne une nature appréciée à travers un prisme de pertes et de profits.
Image par Towfiqu Barbhuiya, Unsplash
Quelle valeur ont cette forêt, cette zone humide et ces minéraux pour nous, nos actionnaires ou nos clients ? En d'autres termes, si nous nous mettons à parler de la nature en tant que capital naturel, nous lui attachons une valeur matérielle et, de cette manière, nous sommes incité·es à la protéger davantage. Cela semble positif, mais on en déduit que la nature ne mérite d'être protégée qu'à condition de présenter un intérêt financier. La valeur intrinsèque de la nature – précieuse en elle-même – ne semble pas prise en compte dans le concept de « capital naturel ».
En essayant de transformer la nature en marchandise, on a évalué certains habitats sur des critères perçus comme équivalents – en tenant à peine compte de la complexité d'un écosystème en particulier et de ses espèces endémiques – et présumé à tort que la destruction d'un de ces habitats pouvait être compensée par la fabrication d'un autre, par exemple grâce au financement d'une plantation d'arbres, éloignée de milliers de kilomètres.
De la même manière, la compensation des émissions de carbone permet aux individus et aux entreprises d'équilibrer leurs émissions de CO₂ (leur empreinte carbone), en contribuant à des programmes de réduction d'émissions, éventuellement dans le domaine de la reforestation ou des énergies renouvelables. Le terme « compensation » donne l'impression qu'il suffit de soigner des symptômes, alors que le mal doit être traité à sa source. Ce procédé pourrait avoir pour slogan « Remboursez votre dette carbone et continuez l'esprit léger, comme si de rien n'était ».
Les opposant·es soutiennent que ce système (et la logique qui le sous-tend) permet de maintenir, sans rien changer quasiment, des modes de vie et des transactions commerciales à hautes émissions de carbone, alors que nous avons besoins de politiques de décarbonation réelles, à toutes les échelles et dans toutes les sphères de la société.
L'approche de compensation du capital naturel peut aussi se solder par des projets de construction, extractifs ou polluants d'entreprises du Nord global, qui s'approprient des territoires du Sud global au nom de la conservation. Dans de nombreux cas, les habitant·es, qui n'ont pas consenti aux projets et n'y participent pas, se retrouvent alors dépossédé·es de ces territoires.
Le droit de vivre sur des terres et d'utiliser des ressources, qui constituaient auparavant des propriétés publiques ou privées, tombe entre les mains des entreprises. Ce phénomène est appelé « accaparement vert » ou « colonialisme vert » – et le colonialisme vise autant à étendre la domination sur les populations et les territoires qu'à accumuler des richesses.
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Le colonialisme vert supporte le niveau de vie élevé des pays du Nord, souvent aux dépens de communautés du Sud global. Par exemple, une société du secteur des énergies renouvelables peut être autorisée par un gouvernement à raser une zone afin d'y construire des éoliennes, tandis que la population vivant au même endroit est expropriée.
Services écosystémiques
Le « capital naturel » s'accompagne souvent de « services écosystémiques ». En résumé, le terme désigne ce que nous offre la nature ou, selon la définition des Nations unies, les avantages que les populations retirent des écosystèmes (pour peu que l'on puisse qualifier la vie d'avantage).
Au même titre que des ressources essentielles telles que les céréales, l'eau douce ou le bois, ces services correspondent aux systèmes et processus naturels qui maintiennent l'équilibre sur la planète : le carbone ; les cycles de l'eau et de l'azote ; la pollinisation ; la filtration d'eau ; la décomposition ; la production d'oxygène ; l'effet modérateur sur les conditions climatologiques et le contrôle des maladies.
Le concept de « services écosystémiques » permet de reconnaître la valeur des avantages non monétaires (spirituels, culturels et récréatifs) de la nature. Néanmoins, au sein de bien des gouvernements, un nombre croissant de décideur·euses politiques soutiennent qu'il convient de se concentrer sur la valeur économique de ces services, à l'instar du capital naturel, pour élaborer des politiques de protection plus avisées. « Monnayons les systèmes naturels qui permettent la vie. Quelle valeur ont-ils à nos yeux ?»
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Ainsi, l'utilité de la nature est mesurée en fonction du marché, du prix que les gens sont prêts à payer pour protéger une certaine zone humide, ou peut-être une forêt, et du coût engendré par le remplacement de celle-ci ou par sa restauration. Avec une telle approche, on tente d'associer un montant non seulement aux rivières, aux forêts, aux océans, à la terre, à l'air ainsi qu'à des millions d'espèces végétales et animales, mais aussi aux processus physiques, biologiques et chimiques qui se déroulent sur Terre – tout ce mystérieux imbroglio qui nous garde en vie. Je me demande quel est le prix d'un nuage. Vaut-il davantage s'il est rempli d'eau de pluie ?
Par exemple, l'un des sites web de l'Union européenne comporte une page portant sur la cartographie et l'évaluation des écosystèmes et de leurs services. On y décrit une méthodologie, à l'échelle européenne, visant à cartographier les écosystèmes, à évaluer et améliorer leur état de sorte qu'ils puissent fournir des avantages tels que la régulation des effets climatiques et de l'eau, la santé du sol, la pollinisation et la prévention des catastrophes.
Même dans un monde fantaisiste où l'on pourrait mettre un prix sur les abeilles qui pollinisent les champs, sur les milliards de vers, bactéries et de scarabées qui recyclent les nutriments vitaux issus des plantes mortes et cadavres d'animaux en décomposition, ou sur les 100 millions de tonnes de dioxyde de carbone que, selon les estimations de la NASA, le phytoplancton des océans absorbe quotidiennement depuis l'atmosphère – avec qui serait-il possible de commercer ?
L'appellation « services écosystémiques » réduit l'incommensurabilité, la complexité, l'intrication, la surprise et le mystère dans l'œuvre de la nature à quelques tâches utiles, accomplies en vue d'un profit et comparables au travail bien fait d'un·e plombier·ère ou d'un·e comptable. La formulation est plus adaptée au vocabulaire de l'époque d'avant Copernic, d'un passé lointain, quand nous croyions encore que l'humanité se trouvait au centre de l'univers et que la nature ne servait qu'à subvenir à nos besoins.
Un léopard peut-il changer ses taches ?
J'ai écouté de nombreuses personnes qui défendent l'approche du capital naturel et des services économiques, et affirment qu'elle constitue notre meilleure chance de sauver l'environnement. Je veux rester optimiste, mais en voyant qui propage cette terminologie, je ne peux m'empêcher d'être sceptique.
Les gouvernements, les entreprises et le secteur financier ont gros à gagner lorsque la nature est transformée en marchandise et commercialisée, et pas uniquement sur le plan pécuniaire. Les fonds de pension et autres institutions financières, les entreprises pétrolières et gazières, les compagnies aériennes, les entreprises de construction, les investisseurs en capital-risque, les négociants de marchandises, les entrepreneurs privés et tant d'autres, qui se désintéressaient auparavant de la nature et de la conservation, font aujourd'hui des pieds et des mains pour se donner une image plus écologique.
Peut-on croire que les mêmes forces qui, pendant des décennies, ont émis des millions de tonnes de CO₂ dans l'atmosphère et exploité l'environnement par appât du gain, détruisant fréquemment des habitats sauvages par la même occasion, ont radicalement repensé leurs principes et leurs ambitions ? La protection de la nature est-elle la vraie motivation ? Ou bien ce nouveau jargon entourant la nature, dont l'adoption est favorisée par des organisations internationales, des entreprises et des gouvernements, masque-t-il leurs véritables objectifs ?
Un nouveau vocabulaire ?
Photo par Flo Mader, Pixabay
Il est difficile d'échapper aux imperfections du langage lorsque de tels termes sont aussi courants. Je suis-moi même tombé dans le piège : j'ai écrit un livre que j'ai appelé « Mers futures : comment sauver et protéger les océans ». Pourtant, je sais qu'aucun d'entre nous ne peut sauver un océan, ni réellement le protéger non plus. Et de quoi faut-il le protéger ? De nous, il semblerait. Et là réside le paradoxe.
Par exemple, pour éviter qu'aucun mal ne leur arrive, on protège les bébés et les enfants qu'on transporte en les emmitouflant dans des couvertures, à l'intérieur d'un SUV surdimensionné, ou les vases Ming et les tableaux de la Renaissance qu'on entrepose en les enveloppant de papier à bulles, à l'abri dans des caisses en bois. D'une certaine manière, la protection de la nature passe par l'action inverse – protéger la nature signifie la laisser tranquille.
Sommes-nous capables d'inventer de nouveaux mots et expressions pour enrichir le langage des politiques environnementales, du monde universitaire, du journalisme et des autres médias, pour créer une culture appropriée au XXIe siècle, plus respectueuse de la nature et plus équitable sur le plan social ? La « gestion des océans » pourrait devenir la « gestion de l'utilisation des océans » ; le « monde vivant » ou le « monde naturel » conviendraient mieux pour désigner le « capital naturel » ; les « services écosystémiques » sont des « systèmes naturels » ou des « systèmes qui soutiennent la vie sur Terre ».
Avez-vous en tête des expressions désignant le monde naturel qui peuvent être remises en question et améliorées ? Allez-vous choisir de boycotter certains termes à partir de maintenant ?
Buen Vivir est un terme qui a acquis un certain poids politique, notamment en Amérique du Sud. Il se traduit approximativement par « bien vivre » en français, mais sa signification est plus proche du « bien-être collectif ». Le Buen Vivir renvoie à une approche de la vie axée sur la communauté, qui priorise l'harmonie avec la nature. À bien des égards, cette notion représente l'antidote à des termes tels que « capital naturel » et « services écosystémiques ». Elle est reconnue par la loi et inscrite dans les constitutions d'Équateur et de Bolivie, qui prennent la décision radicale de réévaluer la place des humains dans le monde, une décision que de nombreuses personnes jugent vitale pour la transition mondiale vers un futur plus équilibré sur le plan écologique.
Une mère et son enfant à Guangaje, Écuateur, Azzedine Rouichi, Unsplash
Pour beaucoup, l'idée de mettre un prix sur ce qui n'en a pas, par exemple, sur l'oxygène, sur une calotte glaciaire intacte, sur une rivière non polluée ou un récit de corail intouché, est mal comprise. Cependant, dans un article sur le capital naturel, le journaliste George Monbiot écrit qu'il est encore plus illusoire de croire que nous pouvons défendre le monde vivant en adoptant le même état d'esprit qui provoque sa ruine ou, dans les termes d'Albert Einstein, « qu'on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré ».